Je pars à l'entracte

Nicolas d'Estienne d'Orves

NiL éditions

  • Conseillé par
    25 juin 2011

    Nicolas d’Estienne d’Orves a répondu à la demande des Éditions NiL, pour la collection Les Affranchis : « Écrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite. » L’auteur a choisi d’écrire à Nicolas, mort en 2007. La lettre est un portrait du disparu, une main tendue vers l’outre-tombe et une ode aux amitiés baroques. Vous ne trouverez pas ici un deuil romancé ou une complainte. Nicolas d’Estienne d’Orves écrit à un mort, mais il célèbre la vie.
    « Pendant trente ans tu fus mon ami, mon semblable, l’autre moi-même. Puis tu es parti, envolé vers d’autres mondes, emportant avec toi les pièces d’un puzzle que jamais je n’eus le temps – ni le courage, ni l’envie, ni les couilles – de compléter. Maintenant, il est trop tard. C’est pourquoi vient le temps des mots." (p. 12)
    Nicolas d’Estienne d’Orves écrit une amitié exceptionnelle : « il n’y avait nulle place pour autre que toi mon ami » (p. 17) L’exigence intellectuelle de Nicolas le poussait sans cesse vers le meilleur, vers le sublime. Nicolas avait « le besoin d’être pionnier. Cette obsession de ne rien faire comme tout le monde, quitte à [se] mettre au ban des choses. » (p. 25) Si Nicolas goûtait les sommets intellectuels auxquels le conduisaient certains efforts, il honnissait le travail. « Tu prenais la vie comme une épreuve, comme une journée constamment prométhéenne. » (p. 29) Pour lui, la vie était souffrance, mais le labeur était un avilissement, une perversion de l’humain.
    La dernière fois que Nicolas a vu Nicolas, le futur suicidé revenait d’un voyage bouleversant en Amérique du Sud. Une nouvelle fois, il était allé se frotter à la misère. Pas pour la soulager, mais pour la goûter et mieux la jalouser. « Tu en crevais de ne pas crever. Tu te labourais les entrailles de ne pas mourir dans la misère, d’être un provincial nourri au lait frais, de ne pas être à la hauteur de ton malheur intime. » (p. 41) Nicolas était tourmenté. Dire par quoi n’a pas de sens. Il était tourmenté, voilà tout.
    Nicolas avait commencé à se retrancher de la vie bien avant son suicide, l’ami qui écrit le comprend parfaitement. En se débarrassant de son humour, il se faisait moins humain et plus inaccessible. « Tu n’assumais plus ton côté clownesque, cet extravagant talent comique, antithéâtral et d’une absolue vérité. » (p. 48) Nicolas aurait pourtant était un clown blanc parfait. Il a choisi de se mettre en retrait, comme dans la quatrième de couverture qui montre un portrait qui s’estompe, qui disparaît dans l’innocent reflet d’une vitre. « À la fin, tu étais toujours en noir, portant par avance ton propre deuil. » (p. 51) Nicolas, en avance sur sa mort ? Très certainement, et même impatient de l’atteindre.
    Nicolas d’Estienne d’Orves écrit comme on s’interroge, comme on gueule dans le vide pour entendre l’écho qui, s’il n’est pas une réponse, est au moins un retour. Briser le silence est tout ce qui compte. Mais l’auteur de la lettre n’est ni en colère, ni triste. La mort de Nicolas est une bénédiction, un grand poids qui s’envole des épaules d’un ami à bout de ressources. « Tu es mort depuis deux ans, et depuis deux ans je respire mieux. Je respire mieux car tu ne respires plus. Je respire mieux car je ne te sens plus t’étouffer à chaque pas, te confire dans tes humiliations, suffoquer de rage, de dépit, d’aigreur et de frustration. » (p. 66) En mourant, Nicolas a lâché du lest pour deux et l’autre Nicolas a pu décoller, enfin.
    Nicolas et Nicolas, deux amis liés dès l’enfance, soudés dans une hideuse adolescence, confondus dans l’âge d’homme. Entre deux coups de gueule et quelques emportements, c’est avec une terrible pudeur que Nicolas d’Estienne d’Orves adresse sa lettre à l’autre Nicolas, son presque-frère, son double, son autre lui-même. Pas de pathos, pas de mièvrerie, l’auteur a continué sa vie, plus fort de ce lien que la mort n’a pas brisé. « Voilà pourquoi ton absence ne me pèse pas. Tu es en moi, partout, tout le temps, même la nuit. Ton existence s’est intégrée à mon jugement. » (p. 71)
    "Je pars à l’entracte" nous dit le titre. Qui part ? Est-ce Nicolas d’Estienne d’Orves qui laisse son ami entendre seul les dernières mesures d’un opéra inachevé ? Est-ce la seule phrase de Nicolas, sa dernière phrase ? Est-ce ce que le lecteur doit faire, se retirer sur la pointe des pieds et fermer la porte d’une histoire enfin écrite ? À de vous de voir, à vous de choisir, à vous de lire.


  • Conseillé par
    26 mai 2011

    Quel plaisir de découvrir un autre livre de la nouvelle collection les affranchis après celui d'Annie Ernaux L’autre fille. Le principe est le même : l’auteur a carte blanche pour écrire la lettre qu’il souhaite. Nicolas d’Estienne d’Orves s’interroge : écrire à qui ? Son père, son banquier, Dieu ? Non, il va écrire à un ami prénommé lui aussi Etienne. Plus qu’un ami, un frère, une moitié avec qui il a tout partagé : la complicité, l’arrogance de l’adolescence, les études et la passion des Arts. On pourrait croire à la belle amitié sans faille. Erreur, le ton est très vite donné : « tu avalais mon oxygène, avant d’aspirer celui des autres ». Trente années d’une amitié qui s'est métamorphosée petit à petit. Adulé, son ami Nicolas s‘érigeait en maître à penser. A l'âge adulte, il refusait de travailler par principes, répugnant l'argent. Un être figé dans ses idéaux . Et puis, la claque survient. Sans prévenir. Nicolas s’est suicidé et le mot soulagement est employé. Au lieu d’en dresser un portrait baigné de compassion, Nicolas d’Estienne d’Orves nous décrit comment Nicolas s’était enfermé dans une gangue utopiste sans jamais pouvoir s’en sortir. L’auteur ne se donne pas le beau rôle, non, il nous parle de cette amitié devenue égoïste et destructrice, avec toute l’ambigüité qu’elle peut revêtir.

    Avec un style impeccable flirtant avec l’impertinence, l’auteur nous livre un texte fort et sincère. Remarquable.
    J’ai été soufflée…

    "Je respire mieux car je ne tens plus t'étouffer à chaque pas, te confire dans tes humiliations, suffoquer de rage, de dépit, d'aigreur, de frustrations. Le spectacle de tes impuissances avait fini par me faire un mal intime, et c'est aussi pour ça que je ne t'appelais plus. Tu étais devenu un autre sans jamais changer."