Blues, roman
EAN13
9782213631660
ISBN
978-2-213-63166-0
Éditeur
Fayard
Date de publication
Collection
Littérature française
Nombre de pages
600
Dimensions
23,5 x 15,3 x 4,1 cm
Poids
1104 g
Langue
français
Code dewey
843
Fiches UNIMARC
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ALOYSIUS

Je me suis levé ce matin, mon cœur battait dans ma poitrine

Je me suis levé ce matin, mon cœur battait dans ma poitrine

Le vent apporte du lointain l'appel des morts sur la colline

Je me suis levé ce matin. Il venait de là-haut. Dans le silence de l'aube. Avant que la chaleur bourdonne. Avant que l'herbe frémisse. Avant que l'air soit chargé d'haleines. Personne ne l'a vu. Personne d'autre que moi. Avant que le soleil acide égoutte sur la nuque des troupeaux. Quand les ombres sont étirées, avant que le ciel d'amadou ait mis le feu à la lumière. Je me suis dressé tout à coup. J'avais vu de l'eau en rêve, où mon sommeil s'était noyé. J'avais vu de l'eau noire. Les choses noires sont maudites, comme le noir sur ma peau. Un seul papillon de cette mauvaise couleur peut mener douze apôtres en enfer. J'avais une ville entière à habiter tout seul, si je voulais, pourtant ce n'était pas une bonne journée qui m'attendait. J'ai chanté cela aux carrefours, je l'ai chanté sur les talus, au fond des granges : vendredi semblerait terrible, s'il n'était écrit que samedi sera bien pire encore.

À tâtons, j'ai ramassé ma gourde, ma sébile. J'ai passé à mon cou la bandoulière du banjo à une corde que j'ai fabriqué de mes mains. J'ai quitté la chambre. Je suis sorti sur la galerie. Appuyé à la perche qui me sert de bâton de marche, j'ai tourné mon visage vers les lueurs. Vers la colline du levant, où les combats ont fait rage. Au sommet de la perche est planté le crâne d'un bélier. J'ai accroché là-haut une patte de lapin. Des cheveux d'homme mort. Un sac rempli de rognures d'ongles. Sept plumes aspergées de fiel et d'humeurs. Et puis les rubans rouges où j'ai tracé avec mon sang des formules magique, si secrètes que je ne les déchiffre pas moi-même. Si les rubans se mettent à flotter, je sais où porter mes pas et je sens que l'Esprit se tient à mon côté. C'était un de ces matins où le vent retient son souffle. Dans mes ballades, j'en ai raconté beaucoup de pareils. J'ai dit comment des hommes se dressent de leur sommeil le cœur battant, mais que les choses savent bien pourquoi. Je me suis levé stupéfait : déjà tournés vers l'horizon, le silence et le vent, la poussière et le ruisseau, les feuilles et les ombres savaient quel sort m'était réservé.

La ville était abandonnée, depuis cette affaire sur la colline. La ville était morte, il était mort aussi. Il est apparu dans le soleil. Je suis le seul à l'avoir vu, moi qu'un coup de fouet malencontreux rendit aveugle sur la plantation Devereaux, bien avant cette guerre. La lumière de l'aube ne m'oblige plus à baisser les yeux. L'infortune m'a fait le témoin des choses qui ne sont pas à voir. Aveugle, je l'ai vu. Je ne suis pas sourd mais, sur son cheval noir, descendant la colline calcinée par la poudre, il s'avançait sans un bruit. Même la terre n'entendait pas les sabots de la bête qui se posaient sur elle. Comme s'ils étaient emmaillotés d'ouate et de soie et que la poussière, couleur du safran, fût une farine épaisse... Ils ont traversé, le cavalier et sa monture, le gué qui marque l'entrée de la ville, juste assez profond au printemps pour qu'un homme à cheval y mouille la semelle de ses bottes. L'eau n'entendait pas ses propres éclaboussures. Le silence n'entendait plus le silence.

De l'autre côté de l'eau, sans descendre de sa selle, il a tracé au moyen de son épée, entre l'angle de la première maison de gauche et l'angle de la première maison de droite, où je m'étais endormi, une ligne parallèle à la rivière. Puis il est retourné au milieu de la grand-rue et il a poursuivi sa route. Un homme noir sur un cheval noir. Avec le soleil dans le dos, donnant sur ma figure. Pourtant j'ai vu chaque détail de son costume. Le fourreau de l'épée contre la botte. Les étriers, les sangles, la selle et le troussequin. Chaque détail, en vérité. Son regard immobile dans l'ombre du chapeau. Il défilait devant moi, indifférent à ma présence. J'avais reconnu l'uniforme des colonels de la Confédération. J'avais reconnu le Mauvais Homme de ma chanson. Ils disent que je l'ai inventé, mais il portait ce matin, dans sa vareuse, un trou béant contre son cœur. Ils ont voulu me battre, à cause de mes mensonges, et maintenant il défile devant moi.

William C. Quantrell et Bloody Bill Anderson, ce sont des Blancs, ils mènent des bandes de maraudeurs. Jusque dans le Kansas, ils apportent le tumulte et la turpitude. Ils offrent à chacun le meurtre, la rapine et les flammes. À Lawrence, au mois d'août 1863, les irréguliers ont massacré plus de cent personnes avec un grand plaisir. Ce qu'ils ne peuvent entasser dans leurs chariots, ils le brisent et le brûlent. Ils ne s'encombrent pas des gens. Ils les fracassent. Ils les coupent en morceaux. Ils leur ôtent la figure. Ils crachent dans leurs orbites. Ils les font cuire sur la braise. Ils prélèvent bras et jambes et pendent les torses aux arbres. Ils clouent aux portes, avec un plus grand plaisir, des cœurs, des têtes et les parties honteuses des hommes. Les femmes ils les allongent sur le sol et les fendent en deux de bas en haut, sans le secours d'un instrument. Mais ce sont des hommes blancs. Moi, je chante l'histoire du Maraudeur Noir. Le plus sanglant d'entre tous. Le Mal pâlit s'il l'aperçoit. Ayant fiché mon bâton dans le sol, je l'appelle le colonel Obscur. Je chante qu'il conduit au fond de l'enfer, sous la bannière des Confédérés, un régiment d'esclaves aux dos ciselés de cicatrices, aux yeux fous couleur d'ambre, aux lèvres d'écume. Obscur est son nom véritable. L'obscurité est sa tâche, accomplie avec zèle ici-bas. Et je vis alors sa blessure saigner sur le drap gris à longs jets pourpres moirés d'argent, tandis que le bronze de son visage, illuminé de l'intérieur, miroitait devant la pénombre fuyant vers l'ouest, fuyant le feu de son regard. Vers l'ouest, il a poursuivi son chemin, sur son cheval de silence, aussi lent que son ombre était longue sur la terre.
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